L’APPEL DE LA SIRÈNE

Le photographe marchait sur le sentier incertain qui serpentait au fin fond de la jungle. L’air était moite, il avait du mal à respirer. Le sac qu’il portait sur le dos lui sciait les épaules, et l’appareil photo autour du cou battait durement sa poitrine. Mais rien de tout cela n’avait d’importance. Seul comptait son objectif – sa quête : trouver le dernier rhinocéros vivant sur terre.

En 1800, il existait un million de rhinocéros dans la nature. En 2016, moins de trente mille. Et à l’époque du photographe, c’était fini. Mais la rumeur évoquait la survie, au plus profond de la forêt primaire de Bornéo, d’un ultime spécimen. Un dernier rhinocéros, dit de Sumatra, *Dicerorhinus sumatrensis*. Beaucoup de chasseurs s’étaient lancés sur sa piste puis avaient renoncé. Pas lui, pas le photographe. Il avait consacré sa vie à cette recherche aussi vaine qu’essentielle. Les éléphants avaient tous disparu, les tigres aussi, les ours polaires n’existaient plus et les dugongs avaient rejoint les sirènes dans la légende. Le photographe se disait que s’il y avait une chance, même infime, qu’un rhinocéros ait pu survivre, il n’avait pas le droit de passer à côté.

La piste que suivait le photographe s’enfonçait toujours plus loin dans l’épaisseur de la sylve. Est-ce qu’il mettait ses pas dans les empreintes en forme de trèfle du *Dicerorhinus* ? Il distinguait à peine le sol, car les rayons du soleil étaient arrêtés par des feuillages grands comme des voiles. Le photographe s’étonnait que tout soit silencieux, alors qu’avant, la forêt était remplie de froissements. Avant, avant les grands incendies et la déforestation enragée… C’était un vieil homme, un Bidayuh, qui lui avait parlé de ce chemin. Un secret partagé par les mourants. Car les peuples Bidayuh, les « habitants de la terre », étaient eux aussi avalés par la voracité et l’indifférence du monde.

Le photographe marchait, allait toujours plus avant dans la jungle.

Il pensait à son rhinocéros. Il trouvait fascinant qu’avec sa petite taille l’espèce de Sumatra soit si différente des autres, alors qu’avec sa fourrure elle était si proche du rhinocéros laineux de la préhistoire. Mais ces bêtes étaient toutes semblables par leurs cornes, qui n’étaient pas de l’os, juste de la kératine, comme les cheveux ou les ongles, ces cornes qui reliaient les rhinocéros au ciel, et à l’enfer aussi, puisque c’était pour elles, pour les fantasmes qu’ils y projetaient, que les hommes les avaient chassés.

Jusqu’au dernier.

Le sentier s’arrêta dans une clairière qui faisait une énorme tache de lumière parmi les arbres, pareils aux colonnes d’un temple. Au milieu, il y avait un squelette blanchi par le passage du temps. Le photographe ne comprit pas tout de suite qu’il avait atteint son but : c’était le dernier rhinocéros, venu mourir dans la quiétude de la forêt profonde. Un grand oiseau l’avait rejoint dans la mort, et les os de ses ailes déployées de part et d’autre de la bête cornue donnaient l’impression étrange qu’il s’agissait d’un même animal.

Le photographe prit un cliché, un seul, qui alimenterait pour des siècles d’interminables discussions sur ce que furent les rhinocéros.

Puis il tomba à genoux et se mit à pleurer.

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