La tortue lutte
C’est l’histoire triste d’une tortue triste, mais qui n’a pas toujours été triste. Même qu’elle était plutôt joyeuse, plaisantant volontiers avec les uns et les autres, animaux marins, bien sûr, car, pour ce qui est des humains, elle était volontiers méfiante. Et elle avait raison, la tortue luth, de se méfier. Car, s’il y a des promeneurs inoffensifs, des amoureux de la nature, des photographes et des rêveurs, il y a aussi des malfaisants, des braconniers sans vergogne et des pêcheurs sans scrupules. Alors, autant ne faire confiance à personne.
Car, même si elle est la plus grande tortue de toutes les tortues, et malgré sa carapace de tortue, elle n’est pas pour autant invincible. Parfois, somnolant sur le bord d’une plage, bercée par le clapotis des vagues, elle se prend à rêver. Elle imagine un monde idéal, un monde dans lequel aucun animal ne serait le prédateur d’aucun autre, un monde sans chasseurs ni chassés, un monde dans lequel on pourrait s’endormir sur ses deux oreilles, un monde qui n’obligerait pas à être en permanence sur le qui vive, aux aguets de quelque attaque sournoise.
Toujours est-il que la tortue luth était joyeuse. Elle n’affichait aucune arrogance quant à son statut de plus grande tortue, ne roulait pas des mécaniques, fréquentait des animaux parfois tout petits, sympathisait avec des bigorneaux ou des palourdes, sans les écraser de son poids spectaculaire, 500kg, rendez-vous compte.
Ce poids impressionnant la rend gauche lorsqu’elle est sur la terre ferme. Elle avance lentement, péniblement, comme si chaque mètre lui coûtait sa vie. Il peut arriver que certains oiseaux moqueurs piaillent ironiquement en la voyant ramper comme une énorme serpillère sur le sable. Mais elle ne fait aucun cas de ces railleries, sachant qu’une fois remise à l’eau elle pourrait les épater, ces volatiles sarcastiques, en filant à près de 35km/h entre les vagues, comme une torpille, faisant fi des courants contraires, des tempêtes et des coups de tabac. Nager à cette vitesse là quand on pèse 500Kg, vous avouerez que c’est bluffant. Mais la tortue luth n’est ni orgueilleuse, ni prétentieuse, du genre « regardez comme je nage vite », non, elle est simplement heureuse de se faufiler si rapidement entre les algues et les coraux, laissant sur place ceux et celles qui prétendaient toucher leur bille en matière de vélocité subaquatique.
Alors, pourquoi est-elle devenue triste, la tortue luth, alors qu’elle était si joyeuse ? La raison de sa tristesse est assez effarante :
Le réchauffement climatique nous rend parfois sceptiques, voire goguenards. Comme si cette alerte mondiale avait été inventée juste pour nous empêcher de dormir. Mais demandez à la tortue luth ce qu’elle en pense, elle, du réchauffement climatique. Elle vous répondra, navrée, inquiète, que les mers dans lesquelles elle file à la vitesse du TGV sont de plus en plus chaudes. Et le hic, c’est que, lorsque la température de l’eau atteint ou dépasse 29°, la tortue luth ne pond plus que des femelles. Or, avec le réchauffement climatique, cette température est de plus en plus fréquente là où se reproduit ce gros animal.
Nous pourrions lui conseiller de venir en villégiature dans la Manche, par exemple, mais c’est un trop long voyage pour elle. Et puis, vous imaginez un débarquement de tortues luth sur les plages du débarquement ?
Quand il n’y aura plus que des femelles, l’espèce s’éteindra, et l’on ne verra plus jamais de tortues luth plaisanter avec des bigorneaux.
Tout n’est peut-être pas perdu, la tortue luth s’adaptera,les eaux cesseront de se réchauffer. Si vous en croisez une, dites-lui cela,
pour lui donner du courage. Avec un peu de chance, elle s’inquiétera moins,
retrouvera sa gaieté et son insouciance.
En attendant ces jours meilleurs, la tortue luth lutte.