L’ORANG-OUTAN

AU CASQUE DE VERRE

Un cultivateur vivait près d’une immense forêt. Dans sa petite parcelle, il cultivait du manioc, dont les racines se vendaient bien sur le marché et lui permettaient de gagner de quoi assurer la survie de sa famille.

Un jour, il entendit parler de la culture des palmiers à huile, dont certains voisins lui avaient assuré qu’elle pourrait améliorer sa vie. Notre cultivateur emporta alors une hache, avec l’idée d’entamer la jungle afin d’agrandir son terrain et d’y planter des palmiers. En bordure de sa parcelle, il choisit donc un premier arbre de la forêt toute proche, un petit manguier, et posa sa hache contre l’écorce, décidé à l’abattre. Mais une voix l’interpella depuis les hauteurs : « ne fais pas ça, l’humain !

Il leva la tête et aperçut alors un orang-outan, posé sur une branche et qui portait un casque en verre – car en ces temps-là, l’air devenait parfois irrespirable du fait des incendies occasionnés par le réchauffement climatique. « Et pourquoi pas, le singe ? » rétorqua le cultivateur, « je ne fais qu’abattre un arbre : ça n’est presque rien !! ». L’orang-outan descendit des hauteurs, retira son casque, et reprit la parole : « ma famille vit dans ce manguier, et nous nous nourrissons de ces fruits. »

Le cultivateur, bien que troublé par cet argument, préféra camper sur sa position : « tu n’auras qu’à bouger, je sais que ton espèce est nomade. Et la forêt est immense ! »

Le grand singe resta un instant silencieux, puis dit alors : « laisse-moi juste te raconter une histoire, l’humain, et tu te décideras ensuite. »

Le cultivateur baissa sa hache et écouta alors l’Orang-Outan, qui entama son récit : « Dans un royaume, non loin d’ici, vivait un peuple dont la plus grande fierté était un immense et merveilleux Palais, le joyau de leur Nation, qui trônait au centre du pays, bâti par d’illustres ancêtres mais qui semblait exister depuis l’origine du monde – car de mémoire d’homme et de femme, on en avait de tous temps admiré les ornements délicats et les décorations somptueuses. Sa beauté était réputée dans le monde entier, au point que des voyageurs venus de toutes les régions se déplaçaient exprès pour avoir une chance de le voir une fois dans leur vie, afin d’en parler ensuite à leurs enfants.

Mais chaque fois qu’un de ces voyageurs visitait le Palais merveilleux, il ou elle en prélevait un tout petit bout, un fragment de rocher ou de brique, un souvenir, « presque rien » se disait la personne, « rien d’important par rapport à la grandeur de l’édifice ». Et peu à peu, semaine après semaine, visite après visite, le Palais se fragilisait… même si de loin, il semblait encore intact et solide.

Jusqu’au jour où un visiteur comme tous les autres, ni plus malveillant ni plus stupide que tous ses prédécesseurs, retira le fragment de trop, celui qui fit basculer un rocher, qui fit tomber une brique, qui fit s’effondrer un mur, qui entraina la chute de tout le Palais. Et il fut à jamais impossible de le reconstruire, malgré les cris et les larmes des habitants du Royaume. »

L’orang-outan fit une pause. Et alors que le cultivateur cherchait en vain quoi répondre, le singe conclut : « les minuscules rochers retirés par ces visiteurs, ce sont les arbres de notre forêt, l’humain. Ce sont aussi les membres de ma famille, chacun unique en son genre. Et ce sont les espèces qui s’éteignent en silence – la grenouille bleue, le poisson-chat à grandes dents, le gingembre à tige torsadée… Autant de minuscules merveilles que nul – jamais – ne pourra faire revenir, mais dont dépend l’équilibre de la Nature toute entière.»

Puis le singe remit tristement son casque, remonta dans le manguier, emporta ses petits et disparu dans les arbres.

Quant au cultivateur, il demeura un long moment seul, silencieux, sa hache dans la main, face à cette forêt immense, qui semblait éternelle.  Et il décida de rentrer chez lui, en laissant le manguier intact. » 

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