L’oeil de lynx

Mais que faisait le jour ? Pourquoi tardait-il tant à se lever ?

Jean-Gérard T, dit Raboliot dans le milieu, avait bien assez dormi. Il piaffait dans son lit : il avait tant à faire ! On croit facile le métier de braconnier alors que c’est la galère quotidienne ! Du matin au soir il faut courir la forêt pour poser ici un piège, là tendre un filet, plus loin enduire de glu des branches. En évitant les gardes et cette nouvelle et bien plus redoutable engeance, les militants verts. Des redoutables, ceux-là et celles-là, et souvent des très jeunes, quasi des enfants, et qui ont fini par connaître les sentes et les caches aussi bien que nous, même s’ils habitent la ville.

Où avait disparu sa montre ? Et d’ailleurs la table de nuit ? Sa main gauche tâtonnait, sans rien trouver. Il réussit à se lever. Puis à s’habiller. Dans la même absence de lumière. Soudain une pensée terrible le traversa. Et si ce n’était pas le jour, le coupable, le paresseux ? Si c’était lui, si c’étaient ses yeux ? Autrement dit : et s’il était devenu aveugle ? Il hurla. Sa compagne Marie Jo qui faisait le café se précipita. C’est elle qui, dans leur vieille 4 L pourrie, le conduisit chez un médecin. De toute sa vie, première visite de cette sorte : courir les bois, quelle meilleure façon de garder la santé ?

Le bon docteur Isabelle S.A l’examina longuement. A la demande je peux vous donner son adresse et son numéro de téléphone. Pas plus consciencieuse que cette praticienne. Après mille questions, dix palpations, cinq auscultations, trois explorations si intimes que vous me pardonnerez de les passer sous silence, elle se releva :

– Rien, je ne vous trouve rien. Je ne trouve aucune cause à votre cécité.

Elle se tut un long moment. Avant de finir par ajouter :

– Sauf…sauf les oreilles !

– Pardon ? Quel rapport avec mon aveuglement ?

Le docteur se tourna vers Marie Jo. Dans le fond du cabinet elle avait installé sur une trop petite chaise son imposante carcasse et, pour passer le temps, après avoir demandé poliment la permission, « ça ne vous dérange pas si je tricote ? » « je vous en prie », elle alignait les mailles d’une interminable écharpe marron.

– Votre compagnon, vous n’avez pas constaté des changements, ces derniers temps ?

Marie Jo interrompit un instant le jeu fou de ses aiguilles :

– Il est vrai. J’y pense. Une toison lui vient. Oui, par tout le corps. Et s’il faut être franche, bien plus douce que l’ancienne. Et oui, ses oreilles. La gauche a commencé, je me souviens, la veille de Noël. La droite a suivi, pour le Nouvel An. Maintenant il met toujours une casquette, immonde d’ailleurs, et graisseuse si vous savez, pour les cacher. Mais moi je le sais : il les a pointues comme personne !

Par deux fois déjà, la secrétaire était venue avertir que la salle d’attente virait au pugiliat, on s’impatientait trop ! Isabelle SA sourit :

– Tout va bien ! Dites-leur de se calmer. Je sais ce qui se passe.

–  Et d’un geste brusque, sans prévenir, elle se saisit de la fameuse casquette.

–  La malédiction des lynx !

–  Pardon !

–  Je connais votre réputation. Vous braconnez tout ce qui bouge. Toutes ces espèces fragiles. Mais il ne fallait pas s’attaquer aux lynx. Ces bêtes-là savent se défendre !

 –  C’est pour cela que je ne vois plus ? 

–  Exactement !

–  Vous voulez dire qu’ils se sont vengés ?

–  Vous m’avez parfaitement comprise !

–  Dites-moi, vous êtes médecin…ou sorcière ?

–  Au revoir monsieur, c’est 30 euros.

« Œil de lynx » qui ne connaît cette expression ? Même si les rapaces sont bien plus efficaces, tout le monde pense que le lynx a la meilleure vision de tout le règne animal. Malheur à vous si vous les tuez, leurs yeux reviendront ronger les vôtres et le jour ne se lèvera plus pour vous. Juste retour des choses, non ? De janvier à décembre et du Nord au Sud, les braconniers rabotent le spectacle que nous offre la Nature. Bien leur tour de perdre la vue !

Ce que se garda bien de dire le docteur Isabelle, c’est que ce pouvoir visuel des lynx est une légende, une légende qui remonte loin, au temps de la mythologie. Il était une fois le vaisseau Argo parti chercher la Toison d’or. Les vaillants marins de ce bateau s’appelaient les argonautes. Parmi lesquels Lyncée. Lequel avait reçu des dieux le pouvoir de voir à travers la mer, les rochers, les murs des maisons. C’est ainsi qu’œil de Lyncée devint œil de lynx. Méfiez-vous des mots. Quand ils s’allient aux bêtes, rien ne peut leur résister ! Pas même ces bandits de braconniers. Nos contes en sont la preuve.    

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