L’OR DES HOMMES

 

Tout près de l’Antarctique, sur une île que l’on appelait autrefois l’île aux oiseaux, un bateau accosta. À son bord, des enfants curieux à qui des adultes enthousiastes racontaient « le temps d’avant » : un paradis perdu, un Âge d’or à jamais disparu. Par la seule force de leur imagination, ils devaient donc repeupler cette terre inhabitée de créatures ailées, gracieuses et majestueuses : les albatros.
De fait, des prédateurs, animaux terrestres des plus communs, envahissaient de plus en plus les espaces de nidification et bien heureux de trouver dans les œufs ou les oisillons une nourriture providentielle, menaçaient le précaire équilibre de l’espèce. La pollution marine insinuant ses leurres fatals dans la nourriture des oiseaux, étouffait de plastique les petits comme les grands. Enfin, les palangriers, bateaux de pêche dont les animaux se retrouvaient funestement prisonniers, avaient définitivement eu raison des volatiles.
On ne comptait désormais que de rares survivants, promis à une extinction certaine. Les enfants perplexes interrogèrent les adultes qui paraissaient considérer cela comme quelque chose d’inéluctable.

Une petite fille, affligée par tant d’inertie profita d’un moment de liberté pour s’éloigner du groupe. Sur les hauteurs de l’île, son regard fut attiré par des reflets dorés qui s’agitaient au creux d’un nid abandonné. Elle s’approcha et découvrit un œuf d’or, bien niché au fond d’un modeste lit d’algues et de brindilles et dont les rayons chatoyants du soleil semblaient révéler la préciosité.
Elle l’entoura délicatement de ses mains et ferma les yeux. Une chaleur se diffusa dans tout son corps. Ses sens en éveil lui firent ressentir les puissantes rafales du vent glacé. Des bruits s’entremêlèrent : des claquements de bec, des ailes déployées. Une danse se dessina alors nettement dans son esprit : un ballet dont les gestes précis et répétés mettaient en lumière un spectacle des plus harmonieux. Des couples d’albatros scellaient au cours de ces parades nuptiales leurs existences que rien hormis la mort ne pourrait séparer.

Un bruit sec la tira soudain de sa rêverie. Elle ouvrit les yeux. L’œuf était fendu. Elle écarta ses mains et la coquille se brisa entièrement dévoilant un trésor : un poussin était né. Un liseré doré semblait souligner ses ailes encore frêles et grises. Ses yeux aveugles l’empêchaient de voir l’étendue du monde hostile qui l’entourait.
Elle eut envie de le prendre, mais craignant de lui faire du mal, elle se contenta de l’observer. Une voix familière l’arracha douloureusement de sa contemplation. On la sommait de retourner auprès du groupe. Pensant revenir plus tard avec quelques victuailles, la petite fille accepta de partir.

Elle retourna à bord du bateau. Mais, sentant le roulis, elle comprit avec effroi qu’ils avaient levé l’ancre. Courant sur le pont, elle fixa, bouleversée, l’île qui s’éloignait inexorablement dans le crépuscule. Elle pensa tristement au poussin vulnérable qu’elle n’avait pas pu sauver.
Puis, glissant la main dans sa poche, elle sentit la fragile coquille de l’œuf doré. Elle se promit alors de consacrer toute sa vie à sauver les trésors qui pouvaient encore l’être. Elle sourit soudain, se sentant animée d’une force incroyable. Elle ne raconta jamais la scène qu’elle venait de vivre. Elle se dit que ses camarades ne l’auraient pas crue. Elle se dit aussi que les adultes, impuissants, la décevraient surement.

La petite fille devint un jour une femme. Libre de ses choix, elle ne trahit pas sa promesse, œuvrant de toute son énergie pour la sauvegarde des espèces menacées. Bien des années plus tard, quand son arrière-petit-fils naquit, elle l’entoura de ses mains et la chaleur l’envahit. Elle fit en cet instant une nouvelle promesse : retourner avec lui sur ces terres qui avaient vu naître sa vocation lorsqu’elle était petite.

Lorsque le garçon fut en âge de traverser le monde, elle entreprit donc de l’emmener sur l’île aux oiseaux. Au cours du voyage, quelque part au milieu de l’océan austral, sur le pont du bateau balayé par un vent polaire, elle lui ouvrit la main et y déposa la coquille d’or. Le temps semblait suspendu. Le garçonnet plongea ses yeux dans ceux de sa bisaïeule. Alors, elle lui conta son histoire.
Quand elle eut terminé, l’enfant, le visage éclairé par la joie pointa son doigt en avant. L’île était en vue. La vieille femme écarquilla les yeux. Une larme perla sur son visage. Traversée d’émotions, elle reconnut le tableau qu’elle avait vu en rêve. Déjouant les pronostics les plus pessimistes, une colonie d’albatros peuplait de nouveau l’île qui n’avait jamais aussi bien porté son nom.
Ils débarquèrent. Foulant le sol, porté par un vent de liberté, l’arrière-petit-fils courait les bras ouverts. Il s’arrêta brusquement et se pencha pour ramasser quelque chose. Retournant à la hâte auprès de son arrière-grand-mère, à son tour, il lui déposa dans la main ce qu’il venait de trouver : une plume d’or.

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